[Thème du soir : Vie privée, Vie publique ]
C’est souvent à la pause de midi, lorsque tout le monde se sent détendu grâce à sa baguette-jambon-emmental ou sa salade niçoise. Un peu avant de reprendre le travail, dans cet espace temporel où l’on est bien repu mais pas pressé de redémarrer. Pour les tatillons, entre 13h30 et 14h.
On s’assoit donc sur un banc, on se balade dans la rue ou on prend son bus. Et l’agression ne se fait pas attendre. Insidieuse, elle ne dégage pas de violence au sens propre. Pourtant, impossible de faire comme s’il ne se passait rien.
Vous vous avancez donc pour prendre votre bus, vous vous postez près de l’arrêt, en espérant qu’il ne sera pas en retard car nécessairement, il le devrait, puisqu’il n’était pas en retard ce matin. Les personnes autour de vous sont le plus souvent silencieuses. Sauf cette femme. Elle ne dégage rien de particulier, est plutôt calme mais se met tout à coup à hurler dans le téléphone : « et la blague là, de François, j’me rappelle plus, allé dis moi Muriel, elle est trop drôle ». Et elle rit. A gorge déployée. Manquant de s’étouffer. Elle dit à son interlocuteur qu’elle attend le bus, qu’il fait froid et que le bus sera comme d’habitude en retard-ah-mais-non-je-suis-mauvaise-langue-le-voilà. Bon. Vous montez, vous sautez sur une place libre et si vous avez un peu de chance, vous restez seul sur la banquette. Mais la femme au téléphone n’arrête pas. Elle ne baisse pas le son et continu de rire, de pouffer, et s’exprime parfois sur des sujets privés, même intimes. Et ne se rend même plus compte que tout le bus tend l’oreille.
Le problème est récurrent : comment se fixe la frontière entre sphère publique et sphère privée ? Pire, sommes nous en train de glisser sans nous en rendre compte vers un espace Schengen qui n’admettrait plus de frontière ?
Bien entendu, nous en sommes parfaitement conscient et, le plus souvent, nous en jouons : l’espace public en vient même parfois à se résumer en un espace de représentations. Comme un spectacle à guichet fermé rejoué à l’infini chaque soir. Inlassablement.
Mais qu’arrive-t-il quand on ne se rend plus compte que nous sommes sur une scène et qu’un public nous scrute ? Qu’arrive-t-il lorsque nous ne voyons plus les caméras ?
Et c’est ainsi que tout devient normal. Normal de voir en photo les fesses de son collègue de bureau « non mais, j’étais en vacances en Savoie et j’étais bourré » -quel est le pire, je vous le demande- et encore plus normal de voir Demi Moore sur Twitter se prendre en photo en maillot de bain. Normal de savoir, avant d’avoir discuté avec un autre être humain, que Josiane avait bien rendez-vous chez le gynécologue et que oui, Bernard lui a refilé la gonorrhée.
Nous en sommes là : nous sommes des exhibitionnistes et nous considérons cela comme la norme. Nous la portons aux nues parce que cette exhibition permettrait le lien social et la création d’un réseau. Finalement, nous devenons comme ces gens que l’on a toujours détesté : ceux qui, en bout de table, parlent fort, racontent leur vie sexuelle en buvant un rouge bouchonné, et se font remarquer, pour exister.
Sauf que nous, nous sommes chics.
Nous le faisons en 140 caractères.
(Source photo: Ruedesmauvaisgarçons)
There are 2 comments
C’est bien écrit. J’ai l’impression de vécu de mon côté aussi de ce type de téléphoneur public.
Je viens de parcourir quelqu’un de tes billets, j’aime beaucoup le style très neutre et militant à la fois. Au plaisir de lire d’autres de tes billets
Bonne soirée
Je te remercie et je te souhaite une très bonne continuation de ton côté.